Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


22 sept. 2016

Lucrèce, Nietzsche et le chrétien…

Lecture par Georges Claisse en introduction de la seconde émission de la magnifique série des NCC consacrée à Lucrèce la semaine dernière. Il s’agit d’un extrait de l’Antéchrist de Nietzsche


« … L’Empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire, en une égale mesure subspecie œterni ! — Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Cette sourde vermine qui s’approchait de chacun au milieu de la nuit et dans le brouillard des jours douteux, qui soutirait à chacun le sérieux pour les choses vraies, l’instinct des réalités, cette bande lâche, féminine et doucereuse, a éloigné, pas à pas, l’ « âme » de cet énorme édifice,— ces natures précieuses, virilement nobles qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur propre sérieux et leur propre fierté. La sournoiserie des cagots, la cachotterie des conventicules, des idées sombres comme l’enfer, le sacrifice des innocents, comme l’union mystique dans la dégustation du sang, avant tout le lieu de la haine lentement avivé, la haine des Tchândâla — c’est cela qui devint maître de Rome, la même espèce de religion qui, dans sa forme préexistante, avait déjà été combattue par Épicure. Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Epicure  a fait la guerre, ce n’était point le paganisme, mais le« christianisme », je veux dire la corruption de l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — en ce temps-là nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était épicurien : alors parut saint Paul. »

L’invité de l’émission, « Se défier des dieux : crimes et religion », Elisabeth de Fontenay précise sur ce texte de Nietzsche, apposé en introduction de sa préface à la version en prose du De Natura rerum :

« Il faut rappeler que l’épicurisme, et donc le poème de Lucrèce, s’est construit contre le stoïcisme. C’est-à-dire contre la croyance qu’il y a autre chose dans la nature que des causes. Contre la croyance en la finalité, aux causes finales. Et ça, les stoïciens étaient les grands spécialistes des causes finales, ce qu’on appelle la téléologie. C’est d’abord sur cela que le poème de Lucrèce, qui reprend Epicure, se construit. Maintenant c’est vrai que, à retardement, avec Nietzsche, on peut dire que c’était une énorme machine de guerre contre ce qui va être le christianisme. Et du reste les chrétiens ne s’y sont pas trompés : ils ont toujours fait la guerre à Lucrèce, avec beaucoup de violence. Le cardinal de Poliniac avait écrit un poème de plusieurs milliers de vers, qui s’appelle contre Lucrèce ; le cardinal de Poligniac, connu pour avoir dit à un singe au jardin du roi : ‘ Parles, et je te baptise’. C’est vous dire comme il était borné. C’est donc très intéressant de référer ce matérialisme atomistique de Lucrèce et toute sa manière dont il pourfend la croyance aux dieux ; les croyances en l’immortalité de l’âme, de le référer au christianisme. Mais pas seulement… parce que les croyances sont beaucoup plus larges que le christianisme. 
(…)
« La peur joue en rôle très important dans ce poème. C’est uin poème contre la peur de la mort, contre la peur des dieux. Tout ce que nous faisons pour les honorer ou pour les conjurer ne sert strictement à rien ; en particulier les funérailles somptueuses et surtout les sacrifices. Là il y a quelque chose de très insistant chez Lucrèce, il n’est pas le premier, Empédocle avait déjà fait une critique des sacrifices, mais chez lui c’est véritablement une pensée anti-religieuse qui préside à sa critique des sacrifices. »

Suit la lecture d’un passage fameux de Lucrèce :

« C’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. C’est ainsi qu’Aulis l’autel de la vierge Trivia fut honteusement souillé du sang d’épigénie par l’élite des chefs grecs, la fleur des guerriers.  
Le funèbre bandeau sur ce front pur se noue ; La laine en bouts égaux se répand sur la joue. Un père est là, debout, morne devant l’autel ; Les prêtres, près de lui, cachent le fer mortel ; La foule pleure, émue à l’aspect du supplice. La victime a compris l’horrible sacrifice ; Elle tombe à genoux, sans couleur et sans voix. 44 Ah ! que lui sert alors d’avoir au roi des rois La première donné le nom sacré de père ? Palpitante d’horreur on l’arrache de terre, Et les bras des guerriers l’emportent à l’autel, Non pour l’accompagner à l’hymen solennel, Mais pour qu’aux égorgeurs par un père livrée, Le jour même où l’attend l’union désirée, Chaste par l’attentat de l’infâme poignard, Elle assure aux vaisseaux l’heureux vent du départ ! 



Une émission à écouter assurément. 



[1] Transcription de la lecture faite lors de l’émission : De la nature (Les Belles Lettres, 2009), traduction d’Alfred Ernout, p. 133-134, Livre II.
[2] Suite du texte, tiré de la traduction (1876, 1899) A. Lefèvre (1834-1904). 

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